NINE L. SHIRANUI
« Quand les yeux sont éblouis par la grandeur du monde, l'âme se fait miroir protecteur. »
On m'a dit quelques fois que je ne ressemblais à rien ; autant de corps que d'esprit. Ca a plusieurs sens. D'abord que je n'ai rien de particulier ; ensuite que mon interlocuteur ne me trouvait pas spécialement belle. Je ne lui en veux pas, mais je ne suis pas d'accord avec lui.
D'une main entaillée, je tiens un éclat de miroir brisé – c'est mauvais pour les doigts, mais le dernier que j'ai acheté n'a duré que trois semaines. Je tiens actuellement un de ses os. De l'autre, je glisse des barrettes dans ma tignasse brun-noir enchevêtrée. Je ne sais pas de quoi ils ont l'air dans mon dos, mais au moins ils ne me tombent plus dans les yeux. Cela révèle mes iris d'un marron-rouge chatoyant, aux pupilles souvent dilatées par le manque de lumière nocturne, cachées par les ombres bordeaux.
On m'a traité de pute plusieurs fois, aussi, je n'ai pas toujours compris pourquoi. Certes mon comportement n'est pas toujours exemplaire, mais je ne suis pas du genre à étaler mes décolletés sur les tables collantes des bars ou à rouler du cul abusivement. J'ai testé quand j'étais jeune et ignare ; j'ai juste attrapé mal aux hanches.
Communément habillée de couleurs sombres, cela ne fait que rehausser la pâleur de ma peau et surtout m'évite de faire vestimentairement n'importe quoi. Je suis quelqu'un de parfois très agité, donc par certains aspects il vaut mieux que je me force à rester sobre au moins extérieurement, sans quoi c'en serait fini de moi, d'une façon ou d'une autre.
Je suis somme toute un curieux personnage, voyez vous ? Je fais plus jeune que mon âge, une vingtaine d'années plus que les vingt-cinq dont je m'approche, je ne suis pas grande ni spécialement petite, pas grosse surtout, je tend à manquer de ces attributs que l'on favorise chez la femme moderne. Je suis mentalement curieuse, aussi. J'aime découvrir, observer, comprendre les choses. J'aime savoir surtout. Je suis peut être une commère avide de potins, mais je crois qu'il y a plus que ça. Un manque à combler, peut-être. Je n'apprécie pas de demeurer à l'écart du monde et je m'en mêle à l'occasion. J'essaye de demeurer dans le juste milieu, la zone d'ombre entre me faire remarquer suffisamment pour pimenter le quotidien ; pour que mon nom puisse sortir s'il a une raison d'être cité – et assez discrète pour demeurer une créature occasionnelle.
Je suis dans l'ambivalence constante ; vous pouvez m'aimer ou me détester, êtres séduits ou dégoûtés par un je ne sais quoi émanant de ma personne qui ne vous inspirera pas confiance. Au contraire, peut-être un je ne sais quoi d'excitant, une forme de soif de l'inconnu, vous sera inspiré par une rencontre avec moi.
« Mes nuits sont peuplées des chimères d'un temps jadis. »
Le thé froid sur ma langue n'a plus de goût. A ma combientième tasse en suis-je ? J'ai oublié. Cinq, peut-être six. Cela ne suffit plus vraiment à me tenir éveillée. Peu importe. La lumière de l'écran me fait mal aux yeux et m'empêche de sombrer. Les mots, les lignes de code, les vieilles histoires me tiennent éloignée des bras de Morphée plus efficacement que n'importe quel excitant. Quoique ; peut-être que dans mes oreilles, l'ignoble musique dont je n'entends même plus les mélodies y est pour quelque chose.
Hm ? Vous voulez que je vous raconte comment j'en suis arrivée là ? « Atcha »
Mon appart caille. Je pensais que le pc tournant à plein régime suffirait à le réchauffer, mais ce bâtiment insalubre est plus fort que ma bécane dernière génération. J'avais oublié ce détail en achetant la bête. Mais que voulez-vous, entre avoir chaud ou faire tourner les derniers jeux sortis tout en programmant, et le tout sans aucun lag, il faut choisir.
Je digresse.
Comment j'en suis arrivée là, donc ?Je crois que je suis tombée dans le bain à partir de l'âge où le petit d'homme commence à être curieux du monde qui l'entoure et se pose des questions. Ou même à partir de cet âge un peu antérieur, où l'on commence sans le savoir à comprendre ce qui se trame et qu'on intègre ce sur quoi les parents, la tv et les aînés pleurnichent et radotent.
J'étais une gamine ennuyeuse et ennuyée – je cherchais inlassablement ce qui pouvait tomber sous mon regard. Je n'avais jamais eut de père et j'agaçais les lambeaux de mère qu'il me restait, coincés entre deux bouteilles d'alcool, trois boîtes de pilules étranges et une ou deux conquêtes de la veille.
Rien ne suffisait à assouvir ma curiosité enthousiaste, et tout me lassait rapidement. Il paraît qu'il était difficile de m'arracher plus de quelques minutes d'intérêt poli, avant que je ne détourne le regard pour chercher d'un air fatigué ce sur quoi je jetterai ensuite mon dévolu. Notez que ma famille éloignée ne valait pas beaucoup mieux que ma génitrice et se préoccupait peu de savoir si j'atteindrais ou non l'âge adulte, donc je ne pouvais pas espérer d'attention de leur part non plus. Du coup, je faisais avec ce que j'avais.
Là où les journaux du matin relataient les meurtres, les rues parlaient le langage du sang. Je l'ai appris grâce à l'ennui ; non à mes dépends mais comme début d'avènement, quoique le terme est mal choisi. Je ne suis pas du genre naïf qui se laisse amadouer par les prophètes et les gourous. Quand on passe le long des venelles lacérées de batailles, même si c'est pour aller en primaire, on finit par comprendre ; on remarque. Et je détestais faire celle qui ne remarquait pas. Je ne pouvais ignorer ça, vous voyez ? Ça générait en moi une forme de curiosité malsaine. Pas sadique. Juste déplacée.
Je faisais des liens. Les rumeurs qui me tombaient au creux de l'oreille, les journaux. Les scènes capturées à l'occasion, un passage dans le ciel quand je rentrais tard ; quand je passais à la supérette récupérer la nourriture pour le soir et la semaine tant qu'à faire, compensant les oublis de ma mère absente – là sans l'être. Des ombres passaient en un murmure sulfureux, m'abandonnant à un frisson venteux, dans la brise glaciale de l'hiver. Leur passage soulevait une odeur de rouille.
A l'époque le monde n'avait pas le même visage et le spectacle qu'il offrait à la dérobée avait à mes yeux quelque chose d'autant plus ravissant que c'en était caché, inaccessible. Censuré. Vous savez, comme ces femmes que l'on pare de lingerie pour les rendre plus belles que nues.
Depuis le monde a changé. Il s'est adouci ; calmé. Apaisé comme après une tempête. J'ignore depuis combien de temps cette époque durant laquelle je suis née durait. Mais elle disparaissait lentement mais sûrement, bien trop tôt à mon goût. Le pire est que j'étais bien trop jeune pour réellement sentir le point de bascule se faire, trop occupée que j'étais d'accomplir une de mes nouvelles obligations, consistant à fleurir la tombe de feu ma mère.
Je commençais simplement à arriver aux âges où j'aurais pu profiter de cette décadence, et très injustement, on m'en retirait le droit. On - une forme de société - me donnait l'emballage, et même si il renfermait des ATs que je pus enfin chausser, cette chance avait dans mon gosier un goût amer. Les lois, la propagande, un genre de monopolisation s'appropriaient le conte de fées sordide que j'avais façonné, pour le muer en un méli-mélo grotesque.
Alors j'allais pas m'énerver. On nous laissait profiter des cours pour essayer, au bout d'un moment, c'était sympathique. Une petite remise à niveau collective. Maintenant, j'appellerais ça une forme d'assistanat. Les gens sont-ils donc incapables de s'approprier les choses par eux mêmes ? Je suppose que s'ils le voulaient vraiment, ils l'auraient fait bien avant.
Mais Je n'avais qu'à me dire qu'on m'offrait une chance de rattraper le temps que j'avais perdu. Demeurait pourtant une frustration inassouvie , l'envie de braver un interdit qui n'existait plus. Quand la liberté est totale, l'écart et la digression n'ont plus aucun sens – cela en devient ennuyeux. La liberté est la plus sublime des cages...
A gerber.
Ça m'a donné envie de faire quelque chose pour tous ces rêves morts, évanouis du jour au lendemain comme une mauvaise gueule de bois, un black out total pour renier tout un pan d'existence. Comme si cette ère de non droit miroitant n'avait été qu'un genre de moyen-âge, qu'un nouvel obscurantisme dédaigneux remplaçait.
En fait. Non. Toutes ces valeurs me passent plutôt au dessus de la tête. Je ne suis plus qu'une collectionneuse, une archiviste. Une curieuse perverse. J'ai fait des réseaux mon domaine. Les secrets que j'étais trop jeune pour vivre, je les cherche sur la toile, je les perpétue, je les enregistre, les recharge, et les imagine. Je trifouille, je récupère, je reconstitue. Des vieux textes ça et là, des articles archivés. On ne supprime rien d'internet, vous vous souvenez ? Rien. Les secrets sont là, dans des vieux disques durs, des vieux cloud, des banques de données, des ordis qui rament, des hébergeurs sans adresse. Ça finit toujours par ressortir, et c'est bien utile.
En plus, les informations, que ce soit sur les mondes des ATs ou autre chose, ça peut se vendre discrètement. Les talents en piratage aussi, et le salaire est souvent décent. Pourquoi je vis dans des conditions de merde, alors ?
Pour rester discrète ; pour qui me prenez vous ? L'argent ne m'intéresse pas en tant que tel.
La tasse froide sur mes lèvres n'a plus d'arôme, et en plus elle est vide. Après une mauvaise insomnie, quand il reste encore deux ou trois heures avant l'aube, c'est qu'il est temps de sortir à la lueur des néons. De chausser une paire de roues et d'aller renier les acquis du monde, où les prolonger. C'est comme vous voulez. Je ne me sens pas investie d'une mission, vous voyez ? Pas même envers moi même.